Anne Lister (1791-1840)

Anne Lister

Anne Lister est un cas à part pour qui s’intéresse à l’histoire de ces femmes du passé, que personne n’appelle des lesbiennes encore. Elle est considérée par beaucoup d’historiens, notamment britanniques, comme la première lesbienne moderne de l’histoire au sens où nous sommes sûrs qu’Anne Lister savait clairement qu’elle aimait les femmes, avait conscience d’être une femme qui aime les femmes, tenait un journal intime codé quand il s’agissait de ses romances avec des femmes et a vécu une vie à part, formant un couple avec une jeune femme à qui elle légua tous ses biens. Toutes ces choses semblent peut-être banales, mais à une époque et dans un pays où ce genre de relations n’existent pas (dixit la Reine d’Angleterre), cette figure et son journal sont uniques.

Qui est donc Anne Lister ?

C’est une Anglaise : elle naît en 1791 à Halifax, dans le West Yorkshire. Cette région se situe au Nord de l’Angleterre, bien loin de Londres. La ville d’Halifax est située entre Leeds et Manchester, dans le cœur des régions industrielles qui connaissent une formidable croissance au XIXe siècle. Anne est la fille d’un soldat britannique qui a combattu contre les Américains au moment de la guerre d’Indépendance de cette colonie britannique.

On ne sait pas grand-chose de son enfance, Elle avait quatre frères et deux sœurs. Ses frères meurent en bas âge, et le dernier se noie dans un accident de bateau en Écosse, en 1813. Anne est placée à quatorze ans à la Manor Boarding School, une école pour filles. L’année suivante, en 1806, elle y rencontre son premier amour, Eliza Raine. Le mariage de ses parents se révélant un échec, Anne préfère visiter son oncle James et sa tante Anne (frère et sœur, tous deux célibataires), dans leur propriété de Shibden Hall.

Les informations deviennent plus fournies quand Anne commence à tenir un journal intime de manière systématique entre 1817 et jusqu’à sa mort en 1840 : celui-ci compte plusieurs milliers de feuillets et représente plusieurs carnets (24 volumes en tout). Ces carnets ont été retrouvés et en partie édités par Helena Whitebread. Ils sont aujourd’hui disponibles aux archives de Calderdale. Tenir un journal intime est une pratique courante et encouragée pour les jeunes filles de la bonne société. C’est une croyante : elle est anglicane. Elle pratique donc non la confession, mais l’auto-examen spirituel et elle écrit ce qu’elle découvre et ce qu’elle traverse. Anne Lister fait partie de la gentry, c’est-à-dire de l’élite sociale d’Halifax : elle sait donc lire et écrire, ce qui reste encore rare au début du XIXe siècle. Elle vit dans une Angleterre au début de profondes transformations économiques et sociales et dans une ère pré-victorienne.

À cette époque, on parle très peu des femmes qui aiment les femmes : elles sont invisibles. Certes, il existe des textes, appartenant essentiellement à la littérature érotique de la fin du XVIIIe siècle, qui mettent en scène des tribades (c’est le terme le plus courant employé à l’époque pour désigner des pratiques sexuelles entre femmes). Dans cette littérature, le « tribadisme » est avant tout perçu comme une phase d’initiation à la vraie sexualité et au vrai plaisir procuré par l’homme à la femme. Les scènes d’amour entre femmes sont donc des entrées en matière en douceur dans la sexualité. Les plaisirs décrits sont souvent anodins et les femmes y sont décrites en proie à des convulsions frénétiques liées au plaisir clitoridien. Il existe aussi des études de médecins qui se focalisent sur la quête des causes anatomiques de cet « abus » ou de cette « dérivation » des lois de la génération. Il n’est alors question que de taille du clitoris ou de frigidité, de sécheresse vaginale.

Pas de quoi permettre à une jeune femme de se construire en tant que femme aimant les femmes. Et c’est ça qui fait tout le prix du témoignage d’Anne Lister. Elle est élevée comme les autres jeunes filles de la gentry. On sait quelles furent ses lectures : lord Byron, pour les contemporains, et les autres classiques grecs et latins (Platon, Catulle, Martial, Juvénal). Dans certains passages de Juvénal et de Martial, elle dit son intérêt pour les histoires scabreuses et souvent très négativement vues concernant des amours entre femmes. Elle se masturbe même. Mais au lieu d’intérioriser l’image négative, elle transforme ses lectures pour construire son orientation et son identité sexuelles. Elle fait donc partie de ces lectrices qui découvrent le monde et développent leur propre identité à partir des romans (or, la lecture n’est pas recommandée aux jeunes filles : elle est considérée comme dangereuse pour elles).

On sait qu’elle a une première aventure romantique avec Eliza Raines. Elle lui écrit des lettres d’amour codées. Sans doute commence-t-elle à s’habiller plus tard en homme, ce qui est alors interdit par la loi. Dans Halifax, elle est appelée « gentilhomme Jack ». Elle a donc une allure masculine revendiquée et un comportement chevaleresque. Contrairement aux autres exemples de femmes connues à l’époque pour d’autres femmes, Anne Lister ne cherche pas d’amie intime idéale et ne cultive pas le modèle de l’amitié passionnée. En effet, comme le montre très bien Sharon Marcus, la classe moyenne britannique, à laquelle appartient Anne Lister, considérait l’amitié entre femmes comme un élément crucial de la féminité traditionnelle, compatible avec l’idéal de la « femme au foyer ». Il y a une très grande attention portée aux amitiés féminines dans les manuels de savoir-vivre et dans les «récits de vie», un terme qui comprend les journaux intimes, les lettres, les autobiographies et les biographies. L’amitié jouait un double rôle dans la vie des femmes de l’époque victorienne : elle renforçait les qualités idéales attribuées aux femmes, telles que l’altruisme et la fidélité, mais elle permettait aussi aux femmes de s’engager dans des types de compétitions, d’initiatives, de plaisirs sensuels qui était normativement assignés aux hommes.

Anne Lister ne cherche pas d’amie. Elle cherche une femme. Ses histoires sont visiblement assez sérieuses à chaque fois. Elles se terminent en général quand la famille de la jeune fille courtisée découvre ce qui se cache derrière les atours de l’amitié et porte plainte. La solution envisagée est alors le mariage. Anne Lister échappe aux nécessités de se marier, car en 1826, âgée de 35 ans, elle hérite du manoir de son père : Shibden Hall. Elle devient donc une rentière, indépendante financièrement. Elle fait aussi fi du mariage de ses amantes. Ainsi Marianna Belcombe devient sa maitresse en 1812 (Anne est alors âgée de 21 ans). Sa famille la marie en 1815 à Charles Langton, mais Marianna Belcombe Langton n’en demeure pas moins la maitresse d’Anne jusqu’en 1828. Mais Anne Lister ne cherche pas une maitresse : elle recherche une partenaire avec qui partager sa vie jusqu’à la mort. Elle relate donc dans ses carnets, à partir de 1823, le récit d’amourettes et de flirts, voire d’aventures sexuelles avec d’autres femmes.

En 1832, elle rencontre Ann Walker, une héritière de son voisinage et elle s’installe dans cette relation qu’elle veut durable. Son carnet montre à la fois qu’elle sait que ses désirs transgressent la morale de son époque, mais elle n’en éprouve aucune honte et parle surtout de ses plaisirs. Elle parle de ses rêves érotiques pour Ann Walker, des échanges de cadeaux entre les deux femmes qui témoignent de l’avancement de la relation, de l’enchantement ou de la suspicion des proches d’Ann Walker pour cette nouvelle amitié, ses doutes et ses frustrations, y compris sexuelles.

Voici la transcription du code d’Anne Lister  sur Historytoherstory
Et voici quelques unes de ses lettres  toujours sur Historytoherstory

Extrait d’une lettre du lundi 10 février 1834 :

She was at first tired and sleepy but by and by roused up & during a long grubbling said often we had never done it so well before. I was hot to washing-tub wetness & tired before it was half over. We talked & never slept till five. Talk of taking her to Paris the end of March – she to pay all – can afford three hundred. Talked too of taking her to Langton [the Norcliffes] & this she thought would most satisfy her sister. Somehow it often strikes me she hesitates to take me for better or worse, but wants to make me a stepping stone into society. She thought Norcliffe gentlemanly – would she not have him if she could?”

Traduction approximative : « Elle était d’abord fatiguée et endormie, mais petit à petit, elle fut excitée et dit souvent entre ses dents que nous ne l’avions pas fait aussi bien avant. Je dégoulinais comme si je sortais d’un bain et fatiguée alors que nous n’en étions qu’à la moitié. Nous avons parlé et n’avons pas dormi avant 5 heures du matin. J’ai parlé de l’emmener à Paris à la fin du mois de juin – elle paierait tout – peut se permettre 300 livres. J’ai parlé aussi de l’emmener à Langton (Norcliffes) et elle pensait que cela satisferait surtout sa sœur. D’une certaine manière, cela me frappe à quel point elle hésite à me prendre pour le meilleur ou pour le pire, mais veut faire de moi son tremplin pour entrer dans la bonne société. Elle pensait aux gentilshommes de Norcliffe – n’en aurait-elle pas un si elle le pouvait ? »

Anne Lister est une femme hors-normes à tous les sens du terme. Elle est une autodidacte ambitieuse, fière de ce qu’elle découvre et entreprend. En Angleterre, elle s’est familiarisée avec la minéralogie et l’horticulture. Elle a fait agrandir son manoir à partir de 1836, ce qui témoigne du succès de ses affaires. Sa propriété de 400 acres profite sans doute du décollage industriel de l’Angleterre, car Anne Lister a du charbon sur ses terres et l’exploite. Elle voyage en Europe et vient en France : elle est à Paris à la fin des années 1820 (c’est-à-dire quelques temps avant la Révolution de Juillet 1830 qui chasse définitivement les Bourbons du trône et met fin à la Restauration) et assiste à des leçons d’anatomie. Elle se rend également à Copenhague et dans bien d’autres pays européens (Italie, Belgique, Pays-Bas, Russie).

En France, son nom est surtout associé à l’ascension du Pic de Vignemale en 1838. Elle est la première à l’avoir officiellement escaladé. Elle meurt deux ans plus tard, pendant un voyage au Caucase entrepris avec Ann Walker, sans avoir revu Shibden Hall.

Sa compagne hérita de Shibden Hall à sa mort en 1840, mais elle fut déclarée folle et internée dans l’asile du père de Marianna Belcombe Langton (oh la ! Cela ne vous fait pas penser à Sarah Waters : Fingersmith). Elle ne put faire de testament et le manoir changea de branche mais resta dans la famille des Lister.

Pour en savoir plus, voici d’abord quelques sites :
www.glbtq.com
www.historytoherstory.org

Enfin, les carnets d’Anne Lister ont été publiés, mais ne sont pas traduits en français. Il existe cependant quelques analyses historiques de ce document unique au monde (pour le moment) :

Anna Clark, « Anne Lister’s Construction of Lesbian Identity », Journal of the History of Sexuality, vol. 7 n° 1, juillet 1996, p. 23-50.

Sharon Marcus, « Entre femmes: l’amitié et le jeu du système dans l’Angleterre victorienne », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 53-4, octobre-décembre 2006, p. 32-52.

Alain Corbin, L’Harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2008, p. 418-420.

Pour la bonne bouche, un extrait vidéo évoquant Anne Lister.

Répondre